L’innovation en ville : Trop de « high-tech » tue le « high-tech » ?

31 mai 2023

L’innovation en ville : Trop de « high-tech » tue le « high-tech » ?

Lucas Verhelst, Développeur Immobilier chez Urban Project SA, vous propose cet article.

Villes connectées et Big Data, piliers fragiles d’une révolution urbaine high-tech annoncée

On nous le répète assez souvent : La Ville Connectée et le Big Data constituent le futur de la ville de demain.

Pour rappel, la « Ville Connectée » est une ville intelligente censée mieux surveiller et gérer les systèmes de circulation et de transport, les centrales électriques, les réseaux d’approvisionnement en eau, la gestion des déchets, les systèmes d’information, les écoles, les bibliothèques et les hôpitaux, de manière fiable et automatisée.

Le pendant de la Ville Connectée, le « Big Data », permet aux collectivités publiques et aux entreprises de collecter, analyser, croiser, interpréter, compiler et réutiliser les données de tout un chacun, de mieux interagir avec les populations civiles, d’améliorer la qualité, la performance et l’interactivité des services urbains tout en réduisant les coûts et la consommation des ressources, et enfin d’accroître les relations entre les citoyens et les autorités publiques.

Les limites possibles de ces mutations annoncées

Si ces 2 premiers vecteurs de mutations urbaines annoncés sont réels, il y a plusieurs raisons de croire que leur impact sur la ville restera minime et relèvera davantage d’une mutation lente et progressive plutôt que d’un bouleversement majeur.

L’un des principaux freins à l’application de ces nouvelles manières de penser et de faire la ville pourrait être une forte réticence des politiques publiques et de la population. Concernant la Ville Connectée et la mise en place dans les villes d’équipements urbains interconnectés, c’est le problème de la dangerosité des ondes électromagnétiques qui est pointée du doigt. On a pu constater en France le vent de contestation qu’a soulevé l’installation des compteurs Linky dans les foyers. La population est de plus en plus sensible à l’impact des nouvelles technologies sur la santé et l’OMS, en 2011, a classé les ondes électromagnétiques comme potentiellement cancérigènes.
Les parlements nationaux, à la demande de la population, font voter des lois allant dans le sens de la limitation de l’émission des ondes dans les villes. Le parlement fédéral suisse, sous la pression de la fédération des médecins suisses, a par exemple interdit en 2017 l’augmentation de la puissance des antennes-relais. De la même manière, le déploiement du réseau 5G suscite des alertes de plus en plus pressantes de la part de la communauté médico-scientifique.

Concernant le Big Data, c’est la question du recueil et de la manipulation des données qui pose problème. Ici aussi, l’utilisation des données personnelles est de plus en plus encadrée, et le non-respect de la réglementation entraînera des sanctions alourdies. Du côté de l’opinion publique, l’histoire d’amour avec les Villes Connectées n’est pas au beau fixe. L’observatoire des usages émergents de la ville, publié en Novembre 2017 par l’Obsoco et le cabinet Chronos, met en évidence la méfiance grandissante des citoyens à partager leurs données. D’après cette étude, c’est plus de deux tiers des Français qui refuseraient de partager leurs données pour contribuer au fonctionnement de leur ville. Derrière la notion de Ville Connectée est souvent associée l’idée de l’exploitation massive des données personnelles pour mettre en place un système de surveillance et de contrôle. Regorgeant de capteurs générant des milliards de données, la Ville Connectée pourrait s’avérer un véritable outil de surveillance, comme c’est notamment le cas en Chine, qui expérimente son système de crédit social façon Black Mirror.

L’incontournable question de l’intérêt financier

Le deuxième obstacle est d’ordre économique. En effet, le manque de moyens des collectivités publiques qui ne voient pas d’emblée la nécessité absolue d’intégrer ces réflexions à la planification du territoire constitue également un frein à ces mutations annoncées. En effet, le concept de ville intelligente via la manipulation des données n’est pas le produit d’une demande appuyée de la population qui est relativement hostile à ces nouvelles manières de penser la ville. On comprend donc aisément que les autorités élues par la population soient parfois frileuses à l’égard de la Ville Connectée et du Big Data, et donc récalcitrantes à l’idée de débloquer des fonds publics pour le déploiement de ces innovations.

La population, en revanche, est généralement très favorable au concept de ville verte et à une meilleure gestion de l’énergie. Ici, le problème est différent : l’augmentation des espaces de verdure en ville se fait au détriment des surfaces construites. Or, les surfaces construites rapportent des bénéfices, via notamment les baux ou les taxes foncières appliquées aux utilisateurs de ces espaces, tandis que les espaces verts coûtent de l’argent sans en rapporter, du fait notamment du coût relatif à l’entretien de ces espaces.

Par ailleurs, les grandes décisions politiques attendues par la population et allant dans le sens du concept de ville verte remettent en question certains intérêts financiers de grands groupes industriels qui pèsent sur le choix des parlementaires par l’intermédiaire des lobbys. Le meilleur exemple de cette situation est peut-être la frilosité des autorités à légiférer en faveur de la mise en place des véhicules électriques, car en butte aux pressions exercées par les lobbys représentant les grands groupes pétroliers qui ont tout intérêt à ce que la population continue à utiliser des véhicules fonctionnant aux produits dérivés du pétrole.

Vers un rétropédalage ?

Dès lors, d’aucuns sont en droit de se demander si l’innovation urbaine et le high-tech constitueront, oui ou non, un axe central de réflexion de la ville de demain.

On peut en douter.

Les évènements récents liés aux pénuries d’énergie, l’émergence d’une nouvelle forme de low-tech, l’enjeu central de la sobriété et les questions de transition écologique qui se font de plus en plus pressantes, risquent bien, de par leur dimension vitale, de supplanter le paradigme du solutionnisme technologique qui sévissait jusqu’alors.

Lucas Verhelst
Urbaniste & Chef de projet

Portrait de l'urbaniste chef de projet chez Urban Project SA, Lucas Verhelst